Je vais commencer par mettre les cartes sur la table. Je ne regarde pas l’assurance de loin. Je viens de ce secteur. Je suis un bébé de l’assurance qui, après une prépa HEC, a choisi d’entrer à l’ENASS, l’École nationale d’assurance, à un moment où ce n’était ni à la mode ni glamour. J’y ai passé plus de vingt ans, dans les produits, la distribution, la stratégie, les transformations, la relation client, les partenariats. J’ai travaillé avec des mutuelles, des assureurs, des bancassureurs, des institutions de prévoyance. J’ai vécu les réformes, les fusions, les changements prudentiels, les crises qui font trembler les bilans et les vies.
C’est pour cela que l’actualité des dernières années sur la réforme des retraites, les débats budgétaires, les tensions sur la Sécurité sociale et les annonces sur les dépenses de santé me bouscule autant. J’entends des discours qui opposent public et privé, État et marché, répartition et capitalisation, comme si ces mondes vivaient chacun dans sa bulle. Dans la réalité, ils sont intimement liés, financièrement, socialement, politiquement. Le secteur de l’assurance est au milieu de tout cela, souvent silencieux dans l’espace public, parfois caricaturé, rarement expliqué.
Ce texte est donc une prise de position. Il ne s’agit pas de défendre un secteur pour lequel j’aurais une loyauté aveugle. Je connais trop ses zones de frottement, ses angles morts, ses lenteurs et ses réflexes défensifs. Il s’agit d’exposer une conviction simple et dérangeante à la fois : on ne peut pas parler sérieusement d’économie française, de retraites, de Sécurité sociale, de pouvoir d’achat, de transition écologique ou de vieillissement sans regarder l’assurance droit dans les yeux.
Je vais le faire avec ma double casquette : professionnelle du secteur qui en connaît les mécaniques de l’intérieur et femme engagée qui regarde l’impact macro et humain de ces choix. L’objectif n’est pas de produire un texte neutralisé. Il est d’ouvrir les yeux sur un pouvoir invisible, mais très réel.
Dès que l’on parle d’assurance, on pense spontanément à la prime qui tombe tous les mois, au contrat qu’on ne lit qu’à moitié, à l’email de rappel, parfois au sinistre et au ressenti face à l’indemnisation. En coulisses, il se joue tout autre chose. Les assureurs français gèrent plus de 2 600 milliards d’euros d’actifs, soit près de 90 % du PIB, selon les données récentes de France Assureurs. France Assureurs+1 Cette masse financière n’est pas un chiffre abstrait, c’est un levier d’investissement gigantesque.
Ces encours sont placés dans des obligations d’État, des actions, de l’immobilier, des infrastructures, des fonds spécialisés, des projets de transition. Ils irriguent l’économie productive. Le même rapport rappelle que les assureurs financent plus de 800 milliards d’euros d’entreprises françaises, sous forme directe ou via les marchés. France Assureurs+1 Une partie de la compétitivité du pays, de sa capacité à tenir la route dans un monde instable, dépend de ces arbitrages d’allocation d’actifs. On parle souvent des banques, moins de ce pouvoir silencieux de l’assurance. Pourtant, il est bien là.
En 2024, le marché français de l’assurance a généré plus de 280 milliards d’euros de cotisations, toutes branches confondues. PLANETE CSCA Le secteur n’est donc ni marginal ni périphérique. Il se situe au cœur de la circulation de l’épargne des ménages et du financement des besoins collectifs. Les encours en assurance vie dépassent à eux seuls 1 900 milliards d’euros, avec un poids croissant des supports en unités de compte, ce qui renforce le rôle de l’assurance dans le financement de long terme. France Assureurs
Ce pouvoir financier pose forcément des questions de gouvernance. Qui décide de l’allocation de ces ressources. Selon quelles priorités. Avec quels garde-fous en matière de climat, d’inégalités, de souveraineté économique. Les rapports de France Assureurs mettent en avant une montée en puissance des investissements dits verts, mais la part exacte des actifs réellement alignés sur les objectifs climatiques reste débattue. France Assureurs+1 Le débat ne peut plus rester confiné aux comités d’investissement. Il doit sortir au grand jour, car il structure la trajectoire de la France sur les vingt prochaines années.
L’assurance est donc bien plus qu’un filet de sécurité individuel. Elle est devenue un acteur stratégique de la politique économique, même si ce rôle s’exerce par ricochet, via les règles prudentielles, la fiscalité de l’épargne, les normes ESG ou les incitations publiques. Faire comme si elle n’existait pas dans ce jeu revient à commenter un match en oubliant un des joueurs principaux.
Dans le récit national français, la Sécurité sociale reste le socle, ce qui protège tout le monde. La complémentaire santé est censée être un plus, un confort, un niveau de protection supérieur pour celles et ceux qui peuvent se le permettre. Cette vision est aujourd’hui décalée par rapport à la réalité chiffrée.
Les rapports récents de la DREES montrent qu’en 2023, les organismes complémentaires ont versé 34,9 milliards d’euros de prestations, en hausse de 6,4 % par rapport à 2022. DREES+1 Leur poids dans le financement global de la santé augmente régulièrement, tandis que la dépense courante de santé atteignait environ 333 milliards d’euros en 2024. DREES+1 Les complémentaires ne sont donc plus des figurants. Elles sont devenues le deuxième financeur de la santé après l’assurance maladie obligatoire.
Cette montée en puissance a des conséquences directes sur le pouvoir d’achat, sur les inégalités de couverture et sur les renoncements aux soins. Les cotisations progressent fortement, en particulier pour les retraités et les personnes en contrats individuels, alors que les dispositifs collectifs obligatoires restent relativement plus protecteurs. DREES+1 La santé se vit alors comme un espace à étages : au rez-de-chaussée, le socle public qui ne couvre pas tout, au premier étage la complémentaire, au deuxième le niveau de gamme choisi ou subi.
La même logique s’applique à la prévoyance, au risque d’invalidité, à la perte de revenus en cas d’arrêt de travail, et demain plus encore à la dépendance. La question de la perte d’autonomie n’est pas seulement un sujet de solidarité familiale ou de politique médico-sociale, c’est aussi un enjeu assurantiel. Les besoins de financement liés au grand âge vont augmenter avec le vieillissement de la population. Il est illusoire de penser que la puissance publique pourra tout prendre en charge seule, sans redéfinir les contours de ce qui relève du collectif et du privé.
Nous basculons déjà vers une architecture à plusieurs piliers, où l’assurance privée, souvent régulée mais insuffisamment visible dans les débats, assume une part croissante du risque santé, incapacité, décès et dépendance. Ce mouvement peut être une chance si les règles du jeu sont claires, si l’accès aux couvertures essentielles reste équitable et si la transparence est au rendez-vous. Il peut aussi renforcer les fractures si l’on laisse s’installer une France à deux vitesses : ceux qui cumulent bonne mutuelle, prévoyance solide et garanties dépendance, et ceux qui se retrouvent à jongler avec des restes à charge insoutenables.
La réforme des retraites de 2023 n’a pas clos le débat. Elle l’a déplacé. Les rapports 2024 du Conseil d’orientation des retraites (COR) montrent que le système restera en déficit sur une longue période, avec un besoin de financement pouvant atteindre près d’un point de PIB à l’horizon 2070 si rien n’est ajusté. rexecode.fr+3Cor Retraites+3Cor Retraites+3 Le lien entre productivité, démographie et soutenabilité du système par répartition a été largement commenté, notamment dans la presse, qui rappelle que quatre grands leviers existent : âge de départ, niveau des pensions, niveau des cotisations, gain de productivité. Le Monde.fr+1
Pour une professionnelle de l’assurance, un autre élément apparaît immédiatement en filigrane. Plus le socle par répartition est sous tension, plus la tentation et la nécessité de développer des compléments retraite se renforcent. Plans d’épargne retraite individuels, régimes supplémentaires d’entreprise, dispositifs collectifs à cotisations définies : ces produits ne sont plus de simples accessoires marketing. Ils deviennent progressivement un pilier de la trajectoire financière des Français après 60 ou 65 ans.
Le problème est simple à poser et difficile à résoudre. Une partie des actifs a la capacité d’épargner sur le long terme et de profiter de ces dispositifs. Une autre partie, beaucoup plus fragile, subit des carrières hachées, des périodes de chômage, des temps partiels imposés, et n’a ni la marge ni la lisibilité pour se projeter dans des produits de retraite supplémentaire. L’assurance se retrouve alors au croisement de deux logiques : celle de la protection, qui cherche à sécuriser des revenus futurs, et celle de la sélection, qui augmente mécaniquement les écarts entre ceux qui peuvent se constituer des droits complémentaires et ceux qui en resteront au minimum vieillesse.
La dépendance et la santé des seniors viennent encore renforcer la tension. Plus l’espérance de vie augmente, plus la question devient : comment vit-on ces années supplémentaires. Avec quels revenus, dans quelles conditions de logement, avec quels soutiens familiaux, quelles prises en charge. L’assurance peut jouer un rôle de stabilisateur, en apportant des revenus complémentaires, des rentes, des prises en charge. Elle peut aussi devenir un révélateur brutal des inégalités de départ, si les produits restent réservés de fait à ceux qui disposent déjà d’un capital financier ou culturel.
Face à ce constat, les acteurs de l’assurance ont une responsabilité particulière. Ils doivent clarifier les produits, simplifier les parcours, éviter les promesses irréalistes, et travailler avec les pouvoirs publics pour que la montée en puissance de la retraite assurantielle ne se fasse pas au prix d’un abandon silencieux des plus vulnérables. La question n’est pas de privatiser la retraite, mais de reconnaître que la France devient aussi un pays d’assurance, et que ce mouvement doit être pensé politiquement plutôt que subi.
Les grands risques du XXIe siècle ne ressemblent pas à ceux pour lesquels les modèles actuariels ont été conçus. Les événements climatiques extrêmes se multiplient et les indemnisations liées aux catastrophes naturelles augmentent. Les sinistres liés à la sécheresse, aux inondations, aux tempêtes mettent sous tension le régime d’indemnisation et interrogent la notion même de risque assurable pour certains territoires. Les publications de France Assureurs montrent une progression importante des indemnisations climatiques ces dernières années, au point que la question du partage public-privé du coût devient centrale. France Assureurs+1
Le cyberrisque suit une trajectoire similaire, avec une intensité différente. Les entreprises françaises, notamment les PME, font face à une augmentation rapide des attaques. Le marché de l’assurance cyber reste encore en construction, avec une répartition très concentrée des primes sur les grandes entreprises, alors que la majorité des contrats est portée par les PME. France Assureurs Ce décalage révèle une zone de fragilité : les acteurs les plus exposés ne sont pas toujours les mieux couverts, faute de compréhension du risque, de moyens financiers ou de solutions adaptées.
L’intelligence artificielle ajoute encore une couche de complexité. Elle transforme la façon dont les assureurs sélectionnent, tarificent, détectent la fraude, mais aussi la manière dont ils peuvent discriminer, parfois sans s’en rendre compte. Les travaux de l’ACPR sur la gouvernance des algorithmes d’IA insistent sur les enjeux d’explicabilité, de maîtrise des biais et de transparence envers les clients. Banque de France+3ACPR+3ACPR+3 Une tarification trop fine, nourrie par des modèles opaques, peut finir par rendre prohibitifs certains profils, certains quartiers, certaines activités, au nom de la rationalité statistique.
Cette dynamique pose une question politique nouvelle : que fait-on quand des pans entiers de la réalité deviennent difficilement assurables aux conditions actuelles. On peut réallouer le risque vers l’État, mutualiser davantage au niveau national, créer des régimes spécifiques, repenser la solidarité entre assurés, adapter la régulation. On peut aussi décider de laisser faire le marché, avec le résultat prévisible d’une segmentation croissante et d’un décrochage de certains publics.
L’assurabilité devient ainsi un indicateur avancé de la soutenabilité de notre modèle. Quand une activité n’est plus assurable, c’est souvent qu’elle est devenue socialement, écologiquement ou technologiquement trop risquée pour être laissée en l’état. L’assurance, dans cette perspective, n’est plus seulement un produit financier. Elle devient un miroir brutal de nos choix collectifs.
Après plus de vingt ans à l’intérieur de ce secteur, je vois l’assurance comme un nœud. Elle relie les trajectoires individuelles, les comptes sociaux, les marchés financiers, les territoires, les risques globaux. Elle influence ce qui tient et ce qui rompt. Elle soutient certains modèles économiques et en fragilise d’autres. Elle protège des millions de personnes chaque année et en laisse parfois trop au bord du chemin.
Dans la France qui se dessine, prise entre déficit budgétaire, vieillissement, transition écologique, révolution technologique et tensions démocratiques, nous n’avons plus le luxe de considérer l’assurance comme un simple poste de dépense sur un relevé bancaire. Nous devons la regarder comme un bien commun stratégique, fortement régulé, intégré à une vision d’ensemble de la protection sociale, du financement de l’économie réelle et de la réponse aux grands risques systémiques.
Cette reconnaissance passe par plusieurs mouvements. Il faudra renforcer la transparence sur l’allocation des encours, en particulier sur les enjeux climatiques et sociaux. Il faudra sortir la complémentaire santé, la prévoyance, la dépendance et la retraite supplémentaire de la zone grise où elles sont perçues comme des questions purement individuelles alors qu’elles structurent des inégalités durables. Il faudra encadrer l’usage de l’IA et de la donnée pour préserver la mutualisation, au lieu de basculer vers une hyper-segmentation qui finit par nier la solidarité. Il faudra surtout accepter que le débat sur l’assurance n’est pas un débat technique, mais un débat de société.
Je crois profondément que la façon dont un pays organise ses mécanismes assurantiels dit quelque chose de son rapport au risque, à la sécurité, à la vulnérabilité, à la dignité de la vieillesse, à la place laissée à l’aléa dans les parcours de vie. Ce n’est pas un sujet réservé aux actuaires, aux directeurs financiers ou aux régulateurs. C’est l’affaire de toutes et tous.
Et si l’on décidait enfin de mettre l’assurance à la table des grandes décisions, non comme un lobby sectoriel, mais comme un levier au service d’une économie plus juste, plus résiliente et plus lucide sur ses vulnérabilités.
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