Parfois, une phrase suffit à dire tout un monde.
« Vingt minutes d’action. »
C’est Jean Farel, le père. Journaliste légendaire. Maître des mots, des postures, des images.
Et pourtant, c’est cette phrase-là qu’il lâche, comme un aveu : maladroite, cynique, révélatrice. Une tentative de défense qui sonne comme un verdict. Il ne parle pas du corps de Mila, ni de sa parole. Il parle de son fils. De son avenir. Du gâchis que ce scandale pourrait représenter.
« Vingt minutes d’action » : l’expression est réelle. Elle a été utilisée par le père de Brock Turner dans une lettre adressée au juge. Ce dernier, étudiant-athlète à Stanford, avait été reconnu coupable de viol sur une jeune femme inconsciente. Il n’écopera que de six mois de prison.
Parce que la prison, disait-on, aurait eu « un effet trop négatif sur lui ».
Karine Tuil ne s’en cache pas : le procès d’Alexandre Farel s’inspire directement de celui de Brock Turner.
Les parallèles sont nombreux :
- L’accusé, jeune homme prometteur, bien né, bien entouré.
- L’acte, commis dans un moment de flottement, lors d’une soirée, avec alcool.
- La stratégie de défense, centrée sur la réputation, l’éducation, l’avenir.
- Et cette volonté pernicieuse de minorer les faits au nom d’un futur à préserver.
Dans Les Choses humaines, cette phrase devient l’icône d’une impunité bien huilée.
Elle résume un système où la violence sexuelle est requalifiée en « moment d’égarement », où l’on se demande si « ça vaut vraiment la peine de briser une vie pour ça ».
« Cela traduit une tentative de relativisation des violences sexuelles, surtout quand elles sont commises par des jeunes hommes de milieux favorisés. »
C’est là toute la puissance de cette phrase : elle n’est pas seulement monstrueuse. Elle est banale.
Elle ne choque pas ceux qui l’entendent dans le roman.
Elle circule. Elle fait partie de ce langage qui protège. Qui atténue. Qui reformule le viol en incident, la victime en opposante, et l’agresseur en héros en chute libre.
Et dans ce glissement lexical, c’est toute la violence symbolique du patriarcat qui s’exerce.
Mila, elle, n’a pas les mots pour riposter à ce discours médiatique.
Mais elle sait ce qu’elle a vécu. Et elle sait qu’on essaie de le nier.
« Toi, tu dis partout que j’étais consentante. […] Ton père a parlé de ‘vingt minutes d’action’. […] La zone grise, c’est une zone inventée par les hommes pour se justifier. »
Ce que Tuil réussit magistralement ici, c’est montrer comment une phrase, prononcée sans trembler, devient une arme de destruction de la parole des femmes.
Parce qu’elle porte l’autorité.
Parce qu’elle est socialement acceptable.
Parce qu’elle sonne vrai pour ceux qui dominent.
Et pourtant, elle ne dit rien de vrai.
Elle dit seulement ce que l’on veut continuer à croire : que les garçons bien élevés ne violent pas.
Qu’il y a des filles floues, des moments flous, des zones floues.
Et que tout cela finira par s’oublier.
Mais rien ne s’oublie.



