On m’a souvent dit, enfant, que j’étais dure. Pas courageuse. Pas solide. Dure. Le genre d’adjectif qu’on applique aux murs, aux pierres, aux choses qui encaissent sans broncher. Je ne pleurais pas. Je ne quémandais jamais. Je ne me laissais pas bousculer, même quand j’aurais eu toutes les raisons de céder. Et lorsque mes poings montaient plus vite que mes mots, j’ai vite compris qu’il y avait plus de puissance dans mon cerveau que dans ma rage. Il y a des lieux qui vous arrachent à l’enfance trop tôt. Une cabane à Madagascar. Une traversée vers la France à cinq ans. Des moqueries qui blessent plus que les coups. La couleur de ma peau qu’on rappelle avant même de connaître mon prénom. La condition de femme que l’on questionne avant d’en reconnaître la valeur. Toutes ces petites violences accumulées tordent la colonne vertébrale, mais elles construisent aussi la posture. Alors j’ai redressé les épaules. J’ai appris à devenir forte parce que personne ne semblait prêt à me laisser une autre option.
Et à force d’encaisser, j’ai fini par croire que la douleur n’était qu’un bruit de fond, un compagnon discret que l’on apprend à ignorer. Je ne savais pas encore que cette manière de survivre finirait un jour par m’éloigner de moi-même. Et comme je l’ai écrit dans mon ouvrage Le Monde est Injuste, et alors ? « Mais, du plus loin que je me souvienne, même dans la chaleur moite de cette île natale que j’ai quittée à l’âge de cinq ans, il y a toujours eu ce canyon dans lequel j’ai jeté mes émotions, mes doutes et mes peurs. Pourquoi ? Pour être forte. Atteindre mes objectifs. Réussir. Ne pas laisser aux autres l’occasion de me faire du mal… Et finir par s’en faire soi-même, à trop mal s’aimer. »
Être forte est devenu une habitude. Une technique. Un réflexe. Une partition que je connaissais par cœur. On croit souvent que les femmes fortes sont faites de granite. En réalité, elles apprennent juste à gérer leur douleur avec élégance. J’ai longtemps caché les miennes dans des interstices minuscules, au fond de nuits sans témoin, dans des silences qui me ressemblaient trop. Je souriais pour ne pas inquiéter. Je me taisais pour ne pas déranger. Et quand on me disait : “Toi, de toute façon, rien ne t’atteint”, j’avais presque envie de rire. Rien ne m’atteint ? Tout m’a atteinte. Mais j’avais appris à ne rien laisser sortir. À verrouiller. À tenir. Parce que tenir, c’était exister. Parce que flancher, c’était disparaître.
En psychologie, on appelle ça un driver. Une injonction ancienne, profonde, presque animale. Le mien est limpide : Sois forte. Ce n’est pas un conseil. C’est un ordre. C’est une voix intérieure qui réclame la maîtrise, la hauteur, la retenue. Alors j’ai été forte. Je l’ai été pour moi, pour les autres, pour ne pas perdre la face, pour ne pas perdre pied, pour ne pas perdre du temps à expliquer ce que personne ne voulait comprendre. Je suis devenue cette personne qu’on appelle quand tout s’effondre : fiable, solide, rassurante. Quelle ironie : j’étais l’épaule de tant de gens, mais je n’avais aucune épaule pour poser la tête. À force de consoler les autres, j’ai oublié ce que cela faisait d’être consolée. À force de protéger, j’ai cessé d’être protégée.
Et puis, il y a la manière dont j’ai sublimé mes blessures. Avec de la précision. Avec de la fierté. Avec cet art japonais, le kintsugi, comme référence intime. Réparer les failles avec de l’or. Faire de la brisure une œuvre. C’est beau, oui. L’idée séduit. L’image plaît. Mais l’or ne cicatrise rien. Il magnifie. Il embellit. Il raconte une version plus noble de la douleur. Je me suis longtemps présentée ainsi : une femme forte aux cicatrices dorées. Mais si je suis honnête, il ne s’agissait pas de guérison. Il s’agissait de camouflage. De stratégie. D’un moyen sophistiqué de dire : “Regardez comme je vais bien”, alors que certaines plaies pulsaient encore sous la surface. Parfois, je me demande si je ne suis pas devenue la metteuse en scène de ma propre illusion. L’architecte de cette façade brillante, impeccable, indiscutable. Un masque si bien ajusté que même moi, j’ai fini par confondre le rôle avec la personne.
Avec le temps, pourtant, quelque chose a bougé. Une fatigue. Une lassitude. Une vérité que je ne peux plus repousser. La force est admirable, mais elle peut devenir étouffante. Elle peut devenir un piège, une posture, un exil de soi-même. Je n’ai plus envie d’être forte par automatisme. Je n’ai plus envie d’être la femme que rien n’atteint. Je veux laisser de l’espace à la faille, à la nuance, au tremblement. Je veux une force vivante, pas une force pétrifiée. Je veux être forte pour moi. Pour ce que j’ai été. Pour ce que je deviens. Une force qui respire, qui comprend, qui accepte. Une force qui ne nie plus l’enfant qui a dû grandir trop vite ni la femme qui aspire enfin à la paix.
La solidité ne devrait jamais être un masque. Ni une cage. Ni un rôle qu’on porte pour satisfaire les attentes des autres. La vraie force, c’est celle qui s’autorise à tomber, à douter, à demander de l’aide sans renier ce qui l’a construite. C’est avoir le courage de laisser apparaître les fissures, de briser le silence, d’enfin déposer l’armure que l’on a trop longtemps confondue avec son identité. Peut-être que consoler une femme forte, c’est lui offrir un espace où elle n’a plus besoin de jouer un personnage. Peut-être que sa renaissance commence au moment précis où son masque glisse. Peut être que cela passe par une lettre à la petite fille qu’elle était.
Et si la vraie force commençait justement là où l’on accepte d’être vue ?
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