Le règne du temps court ou pourquoi nos ambitions collectives s’effondrent

On parle beaucoup d’engagement, de transformation, d’impact. On en fait des panels, des labels, des stratégies. Mais à force de regarder autour de moi, dans les entreprises, les institutions, les cercles d’influence, les arènes politiques, je ne peux m’empêcher de ressentir une profonde désillusion. Et si tout cela n’était qu’un immense jeu de rôle ? Une pièce bien écrite où chacun avance ses pions, soigne sa communication, construit sa trajectoire au détriment du collectif, du temps long, du vrai changement ?

Je le dis sans colère apparente, mais avec une tristesse lucide. La cause ralentit quand les egos accélèrent. Et derrière les discours inspirants, il y a souvent une stratégie froide. Une maîtrise du tempo, du poste, du réseau. Le temps court n’est pas seulement une dérive, il est devenu une méthode de pouvoir.

Le temps court n’est pas un accident : c’est une stratégie

Dans les entreprises comme en politique, tout pousse à penser en horizon restreint. Non pas par manque de vision, mais parce que le temps long dérange. Il remet en cause les positions acquises, oblige à redistribuer les cartes, à partager la lumière. Le court terme, lui, permet de contrôler. Il donne l’illusion du mouvement tout en maintenant les rapports de force inchangés.

Selon une étude du Harvard Business Review, 80 % des dirigeants reconnaissent privilégier des décisions à rendement rapide plutôt qu’à impact durable, souvent sous la pression d’actionnaires ou d’opinions publiques avides de résultats visibles (Harvard Business Review, 2022). Ce n’est donc pas une erreur de pilotage, c’est un choix politique : maintenir la maîtrise du récit, du budget, du bilan.

Le même mécanisme s’observe dans les carrières. Combien d’ascensions éclair, de nominations bien placées, de stratégies d’image construites sur la maîtrise du moment ? La réussite devient affaire de perception, pas de substance. On se positionne là où il faut être vu, on s’affiche sur la cause du moment, on soigne son storytelling plus que son action.

Et ce qui me dérange profondément, c’est que cette mécanique ralentit volontairement la cause. Parce que la vraie transformation, celle qui redistribue le pouvoir, les moyens, les voix, prend du temps. Et qu’un système qui prospère sur la rareté du pouvoir n’a aucun intérêt à l’allonger.

Quand la cause devient un terrain de jeu

Je vois des entreprises, associations, ou acteurs engagés de la mixité, de la tech responsable, du féminisme, de la transition écologique ou sociale, transformés en plateaux de jeu d’influence. La cause n’est plus un idéal collectif, mais un terrain de réputation. Chacun veut être la figure, la référence, le porte-parole. On signe des tribunes, on crée des collectifs, on s’affiche dans les conférences… mais combien osent poser les vraies questions ? Combien travaillent en profondeur sur les freins structurels ? Très peu. Parce que ça ne rapporte pas vite. Parce que c’est moins sexy qu’un micro sur une scène ou un partenariat corporate bien marketé.

C’est tout un écosystème qui s’est habitué à vivre de la cause sans la servir. Les entreprises la monétisent sous forme de marque employeur. Les consultants en font un produit d’appel. Les politiques s’en servent comme rhétorique électorale. Et même au sein des ONG ou associations, les logiques de financement et de pouvoir reproduisent les mêmes biais : on veut des chiffres, des bilans, des campagnes, pas du changement de fond.

Résultat : les transformations profondes se figent dans un process éternel pendant que les egos prospèrent.

Une manipulation douce, mais systémique

Ce n’est pas de la malveillance ouverte. C’est plus subtil : une manipulation systémique.
Le court-termisme agit comme une drogue. Il stimule, il récompense vite, il fait oublier le sens. On ne parle plus d’intérêt général, mais d’alignement d’intérêts. On n’agit plus pour durer, mais pour exister dans le flux.

Dans les conseils d’administration, on parle de quick wins et de success stories. Dans les gouvernements, de mandats réussis. Dans les médias, de leaders inspirants. Tout cela occupe l’espace symbolique. Et pendant ce temps, les inégalités, les fractures territoriales, la crise climatique ou sociale progressent à bas bruit.

L’article “Short-Termism and the Tragedy of the Commons” (OECD, 2023) le rappelle : « Les logiques de court terme menacent la capacité collective à gérer les biens communs ». (OECD)
Autrement dit, à force de penser en échéances, on sacrifie les fondations. Et ce n’est pas qu’une erreur, c’est une stratégie d’immobilisme.

Car le temps court permet de faire croire. De montrer qu’on agit. D’occuper la scène.
Et dans ce théâtre bien huilé, les véritables acteurs du terrain, ceux qui n’ont pas les codes ni les micros, deviennent invisibles.

Le temps long, lui, ne brille pas

Le temps long est ingrat. Il ne promet rien d’immédiat. Il ne flatte pas les ego. Il demande de la cohérence, de la continuité, du courage.
C’est celui qui construit dans le silence, qui prépare les transitions, qui tisse les alliances.
Mais il dérange. Parce qu’il remet en cause la logique du contrôle. Parce qu’il déplace le centre de gravité. Parce qu’il appartient à tous, et donc à personne.

Le temps long, c’est le choix du fond plutôt que de la forme. De l’action réelle plutôt que du vernis. De la lenteur qui transforme plutôt que de la vitesse qui amuse.
Et c’est précisément pour cela qu’il est souvent étouffé.

Ce que ce modèle dit de nous

Alors je m’interroge. Et si ce n’était pas seulement une dérive ? Et si c’était notre modèle de société ?
Un modèle bâti sur la compétition, la rareté, la performance et la visibilité. Où le faire compte moins que le faire savoir. Où l’authenticité devient un produit. Où la loyauté envers la cause s’efface devant la loyauté envers sa carrière.

Nous vivons dans un monde où la communication a remplacé la conviction. Où la temporalité médiatique dicte la stratégie politique, économique, sociale. Où même les mots impact, durable, responsable ont perdu leur sens originel à force d’être recyclés dans des PowerPoints.

Ce constat me désole. Parce que j’ai cru qu’on pouvait conjuguer ambition et sincérité, influence et éthique, leadership et humilité. Mais à force d’observer, je me rends compte qu’il faut une force presque héroïque pour résister au court-termisme.
Et je me demande : sommes-nous encore capables de faire quelque chose pour l’intérêt général ? Ou avons-nous intégré que le système se nourrit de sa propre inertie ?

Vers un sursaut de lucidité collective

Vers une société qui valorise le temps long, la construction, la transmission.
Vers des dirigeants qui osent parler de générations plutôt que de trimestres.
Vers des carrières qui privilégient la contribution sur la compétition.
Vers un modèle où la cause ne serait plus un décor, mais un cap.

Parce qu’à force de feindre le changement, on finit par le rendre impossible.
Et parce que le vrai courage aujourd’hui n’est pas de se montrer, mais de durer

La cause s’essouffle quand les ego s’emballent. Le progrès recule quand la stratégie prend le pas sur la sincérité. Et pourtant, c’est dans la constance que se loge le vrai pouvoir.

Et si le vrai luxe n’était plus d’avoir raison maintenant, mais d’avoir encore du sens demain ?

#TempsLong #CourtTermisme #LongTermThinking #EgoSystem #LeadershipConscient #TransformationDurable #CroissanceResponsable #SociétéDeLApparence #EngagementAuthentique #TaniaGombert

Le règne du temps court ou pourquoi nos ambitions collectives s’effondrent
Retour en haut