Les Choses humaines : autopsie d’un viol, d’un monde, du pouvoir, de l’amour, de nous

Un viol. Un procès. Une société qui préfère les apparences à la vérité. Karine Tuil, dans Les Choses humaines, dissèque bien plus qu’un fait divers : elle révèle les silences d’un monde façonné par le pouvoir masculin, les compromis familiaux, et la violence sociale des privilèges. Ce roman m’a percutée. Parce qu’il parle de justice, de féminisme, de mères qu’on croit fortes, et d’amours qu’on n’arrive pas à quitter. Parce que Mila, celle à qui tout arrive c’est aussi le prénom de ma fille.

 

 

Un roman qui dérange parce qu’il ne ment pas

 

Les Choses humaines, ce n’est pas un roman sur une erreur de jeunesse. Ce n’est pas un procès. Ce n’est pas un manifeste. C’est pire que ça.

C’est une dissection clinique de ce que notre société refuse de voir en face : les violences sexuelles, le pouvoir social, et l’impossibilité de dire la vérité quand chaque vérité arrange quelqu’un.

Karine Tuil ne cherche pas à émouvoir. Elle cherche à ébranler. Elle le fait à travers un fait brut, un viol, et tout ce qu’il déclenche : la justice, les médias, la parole, les postures, la panique morale. Elle le fait sans héroïnes ni salauds. Sans leçon. Et c’est précisément cela qui dérange.

Le point de départ est simple, glaçant : Alexandre Farel, jeune homme brillant, fils d’un couple influent, est accusé de viol par Mila, la fille de la nouvelle compagne de son père. À partir de là, rien n’est simple, tout devient trouble : qui croire ? Pourquoi ? Que voit-on quand on voit un « bon garçon » ? Que refuse-t-on de voir quand on le connaît bien, qu’on l’aime, qu’on l’a élevé ?

 

« On ne saura jamais ce qui s’est précisément passé dans ce local entre 23h20 et 00h05 […]. Cela restera l’objet de suppositions, de fantasmes, voire de fiction. »

 

Tuil ancre son récit dans la faille humaine. Celle des familles qui explosent. Celle des féministes qui vacillent. Celle des mères qui doutent de ce qu’elles savent. Celle des hommes qui ont trop appris à séduire, pas assez à respecter.

Et puis, il y a cette phrase. Une seule. Une bombe.

« Alexandre est une bonne personne […] c’est pourquoi je pense qu’il serait injuste de détruire la vie d’un garçon intelligent, droit, aimant […] pour vingt minutes d’action. » Jean Farel

Cette phrase n’est pas inventée. Elle vient d’un vrai procès : celui de Brock Turner, étudiant de Stanford. Son père avait écrit cette même formule. Vingt minutes d’action. Comme s’il s’agissait d’une performance sportive. D’un mauvais timing.

Tuil s’en empare pour dénoncer la banalisation de la violence. Pour montrer comment une société entière peut se liguer, sans s’en rendre compte, pour protéger les siens. Les hommes bien nés. Bien habillés. Bien entourés.

C’est là que le roman nous bouscule. Parce qu’il ne se contente pas de dénoncer. Il nous implique. Il nous pousse à nous demander : et moi, qu’aurais-je cru ?

C’est une lecture de l’intime et du politique, une lecture de nos contradictions.

Et c’est là que quelque chose me revient. Une phrase que j’ai reçue, un jour, et qui m’a longtemps piquée, même si je n’ai rien montré :

 

« Tu es facile à quitter. Tu es forte, indépendante, tu t’en remettras vite. »

 

Et si être forte, c’était être seule au moment où tout s’effondre ?

Et si aimer, pour une femme, même brillante, même lucide, c’était aussi parfois perdre le pouvoir ?

 

Le cœur du drame : un viol, une accusation, une société en pièces

Il y a un garçon. Alexandre Farel.

Fils d’un couple emblématique du paysage médiatique français : Jean, journaliste star, monument d’égo en costume sur-mesure ; Claire, intellectuelle féministe, longtemps éclipsée par l’ombre portée de son ex-mari. Alexandre, lui, est promis à une brillante carrière. Il est tout ce qu’il faut être : brillant, blanc, éduqué, sportif, souriant.

Il a toujours su séduire, et il a appris très tôt que c’était une qualité attendue.

Il y a une fille. Mila.

Fille d’Adam, le nouveau compagnon de Claire. Adolescente pudique, sérieuse, silencieuse. De confession juive, elle a été marquée très jeune par les attentats dans son école. Sa mère, en réaction, s’est radicalisée religieusement, ce qui a isolé Mila encore davantage. Le roman la décrit comme une jeune fille « désorientée dans son propre corps », en décalage avec les autres, ni militante ni provocante, mais prise dans une construction intime brouillée.

Et puis, il y a cette nuit.

Un acte. Une fête. Une pièce technique. Un moment suspendu.

Puis un mot : viol.

Mais le monde autour, lui, ne s’arrête pas. Il débat. Il juge. Il suppose. Il organise le doute.

« Sur ce qui s’est passé là-bas, tu dis que nous n’avons pas vécu la même histoire mais au fond de toi, tu le sais : tu m’as violée. […] La zone grise, c’est une zone inventée par les hommes pour se justifier, dire : les choses n’étaient pas claires, j’ai pensé qu’elle voulait, je me suis trompé… et passer à autre chose sans avoir à se sentir coupables ni rendre des comptes pour le mal qu’ils ont fait. »  Mila

Cette zone grise, Karine Tuil en fait le noyau brûlant du livre. Une invention sociale. Une chambre d’écho masculine, où les mots viennent couvrir le silence du non-dit. Le roman ne tranche pas : il nous immerge dans l’ambiguïté organisée.

Car Mila n’a pas crié. Elle n’a pas fui. Elle a figé. Comme tant d’autres. Et dans ce monde-là, si une femme ne hurle pas, c’est qu’elle a consenti, ou qu’on pourra faire comme si.

Le procès ne répare rien. Il expose. Il exhibe. Il transforme les victimes en objets de rhétorique.

Et quand l’accusé est un « fils de bonne famille », le récit bascule. Alexandre n’est plus un corps en accusation. Il devient un avenir à sauver.

« Alexandre est une bonne personne, tous ses amis l’ont dit : il est sain d’esprit, loyal, courageux, combatif, c’est pourquoi je pense qu’il serait injuste de détruire la vie d’un garçon intelligent, droit, aimant, un garçon à qui jusqu’à présent tout a réussi, pour vingt minutes d’action. »  Jean Farel

Cette phrase-là, on y reviendra. Mais déjà, elle agit comme une gifle. Elle contient tout ce que la justice patriarcale refuse d’admettre : qu’un viol ne se mesure pas à la durée d’un acte, ni à la qualité du CV de celui qui l’a commis.

Et Mila, dans tout cela ? Elle est seule.

Séparée de sa mère par une fracture idéologique. Isolée dans une sphère bourgeoise où tout la désigne comme l’autre.

Elle ne cherche pas à s’imposer. Elle ne veut pas se venger. Elle dit ce qu’elle a vécu. Et c’est insupportable. Parce que ce qu’elle dit vient fissurer le socle tout entier.

 

« Vingt minutes d’action » : une phrase, un système

 

Parfois, une phrase suffit à dire tout un monde.

 

« Vingt minutes d’action. »

 

C’est Jean Farel, le père. Journaliste légendaire. Maître des mots, des postures, des images.

Et pourtant, c’est cette phrase-là qu’il lâche, comme un aveu : maladroite, cynique, révélatrice. Une tentative de défense qui sonne comme un verdict. Il ne parle pas du corps de Mila, ni de sa parole. Il parle de son fils. De son avenir. Du gâchis que ce scandale pourrait représenter.

« Vingt minutes d’action » : l’expression est réelle. Elle a été utilisée par le père de Brock Turner dans une lettre adressée au juge. Ce dernier, étudiant-athlète à Stanford, avait été reconnu coupable de viol sur une jeune femme inconsciente. Il n’écopera que de six mois de prison.

Parce que la prison, disait-on, aurait eu « un effet trop négatif sur lui ».

Karine Tuil ne s’en cache pas : le procès d’Alexandre Farel s’inspire directement de celui de Brock Turner.

Les parallèles sont nombreux :

  • L’accusé, jeune homme prometteur, bien né, bien entouré.
  • L’acte, commis dans un moment de flottement, lors d’une soirée, avec alcool.
  • La stratégie de défense, centrée sur la réputation, l’éducation, l’avenir.
  • Et cette volonté pernicieuse de minorer les faits au nom d’un futur à préserver.

Dans Les Choses humaines, cette phrase devient l’icône d’une impunité bien huilée.

Elle résume un système où la violence sexuelle est requalifiée en « moment d’égarement », où l’on se demande si « ça vaut vraiment la peine de briser une vie pour ça ».

« Cela traduit une tentative de relativisation des violences sexuelles, surtout quand elles sont commises par des jeunes hommes de milieux favorisés. »

C’est là toute la puissance de cette phrase : elle n’est pas seulement monstrueuse. Elle est banale.

Elle ne choque pas ceux qui l’entendent dans le roman.

Elle circule. Elle fait partie de ce langage qui protège. Qui atténue. Qui reformule le viol en incident, la victime en opposante, et l’agresseur en héros en chute libre.

Et dans ce glissement lexical, c’est toute la violence symbolique du patriarcat qui s’exerce.

Mila, elle, n’a pas les mots pour riposter à ce discours médiatique.

Mais elle sait ce qu’elle a vécu. Et elle sait qu’on essaie de le nier.

« Toi, tu dis partout que j’étais consentante. […] Ton père a parlé de ‘vingt minutes d’action’. […] La zone grise, c’est une zone inventée par les hommes pour se justifier. »

Ce que Tuil réussit magistralement ici, c’est montrer comment une phrase, prononcée sans trembler, devient une arme de destruction de la parole des femmes.

Parce qu’elle porte l’autorité.

Parce qu’elle est socialement acceptable.

Parce qu’elle sonne vrai pour ceux qui dominent.

Et pourtant, elle ne dit rien de vrai.

Elle dit seulement ce que l’on veut continuer à croire : que les garçons bien élevés ne violent pas.

Qu’il y a des filles floues, des moments flous, des zones floues.

Et que tout cela finira par s’oublier.

Mais rien ne s’oublie.

 

Claire et Françoise : féministes contrariées, amantes sacrifiées                                                                                                

 

Elles ne sont pas faibles.

Elles sont lucides, autonomes, cultivées.

Et pourtant, elles tombent. Non parce qu’elles ne savent pas, mais parce qu’elles aiment.

Claire et Françoise ne sont pas des héroïnes féministes exemplaires.

Elles sont plus intéressantes que cela : elles sont vraies.

Elles aiment des hommes qu’elles devraient fuir. Elles soutiennent des trajectoires qui les effacent. Et pourtant, elles restent.

 

Claire Farel, la femme forte qu’on n’a jamais crue fragile

Claire est la figure féminine centrale du roman.

Journaliste, intellectuelle, féministe engagée, elle aurait pu briller seule.

Mais elle a choisi une vie “logique”.

Elle s’est rangée aux côtés de Jean Farel, monument médiatique, homme de pouvoir, de télévision et de domination tranquille.

Elle l’a sans doute aimé. Mais ce n’est pas un amour bouleversant, irrésistible.

C’est une forme d’alliance stratégique, sociale, raisonnable.

Un choix de vie qui s’est transformé en renoncement lent.

 

« Elle avait soutenu, protégé, construit l’homme, sans jamais réclamer sa place. »

 

Elle aurait pu écrire. Elle aurait pu parler. Elle aurait pu construire son propre espace.

Mais elle a préféré se taire. Rester dans son ombre. L’aider à briller.

Et cette lucidité-là est terrible : Claire ne s’est pas effacée par faiblesse, mais par amour raisonné.

 

Claire, la mère, le féminisme au bord de la fracture

Et quand l’accusation de viol tombe sur son fils, Alexandre, c’est tout son monde qui bascule.

Claire n’est pas naïve. Elle sait ce que signifie le mot viol.

Elle a défendu les victimes, elle a écrit sur ces sujets, elle connaît les mécanismes du patriarcat.

Mais maintenant, c’est son fils. Et Mila, la victime, est la fille d’Adam, l’homme qu’elle aime.

 

« Elle savait ce que signifiait le mot viol. Mais pouvait-elle l’appliquer à son propre fils ? »

Ce n’est pas un renoncement idéologique. C’est un effondrement intime.

Un conflit impossible à arbitrer entre son engagement, sa loyauté, et son instinct maternel.

Elle ne nie pas. Elle ne trahit pas. Elle tient en elle l’inconciliable.

Et dans ce flou, le féminisme devient une douleur nue.

 

Claire et Adam, l’amour empêché, trop tard

Et c’est peut-être dans sa relation avec Adam que Claire révèle le plus sa vérité.

Adam est tout ce que Jean n’était pas : calme, droit, sincère, simple.

Un amour d’adulte. D’égal à égale. Un amour enfin possible.

Mais il est le père de Mila.

Et Mila accuse Alexandre.

Et tout devient impossible.

 

« L’amour n’avait pas disparu. Il s’était simplement retiré dans un endroit où plus rien ne pouvait l’atteindre. »

Claire n’abandonne pas cet amour. Elle le suspend.

Elle enterre la possibilité d’un lien juste sous le poids du réel.

Et ce geste-là, silencieux, invisible, est peut-être le plus bouleversant du roman.

Françoise, personnage secondaire, mais faille universelle

Et puis, il y a Françoise.

Moins présente, moins construite. Mais plus familière qu’on ne le pense.

Elle aussi est journaliste. Brillante. Discrète.

Elle n’a jamais été « la femme de ».

Elle a été l’autre, l’amante fidèle, disponible, jamais légitime.

Elle est restée.

Même quand Jean aurait pu la choisir, il ne l’a pas fait.

Il a préféré une jeune femme, plus valorisante socialement.

Et pourtant, il continue à dire à Françoise qu’il l’aime.

« Elle avait tout attendu. Et tout perdu. »

C’est là que réside la cruauté des hommes de pouvoir : ils ne mentent pas, ils promettent sans rien promettre.

Ils laissent croire qu’un jour…

Mais ce jour-là n’existe jamais.

Françoise incarne la douleur des femmes invisibles, des femmes pas assez stratégiques, pas assez avantageuses, pas assez utiles à la mise en scène d’un homme.

Et malgré tout, elle reste fidèle. Même dans la maladie. Même dans l’effacement.

 

 

Aimer ceux qu’on devrait haïr

Claire et Françoise ne sont pas faibles.

Elles sont amoureuses.

Et dans un monde façonné par et pour les hommes de pouvoir, cela suffit à dissoudre l’armure, même la mieux forgée.

Elles incarnent un paradoxe que tant de femmes connaissent :

être féministe, être consciente, être forte

et tomber quand même.

Pas n’importe comment.

Tomber dans un amour qui vous nie, mais qu’on ne quitte pas.

Pas par ignorance.

Par épuisement du combat. Par attachement.

Par cette croyance désespérée que l’amour peut réparer ce que le monde déséquilibre.

Claire a aimé sans illusions. Françoise a aimé sans retour.

Toutes deux ont attendu quelque chose qui ne viendrait jamais :

la reconnaissance d’un amour à la hauteur de leur don.

Elles aiment des hommes qui les réduisent, les ignorent ou les trahissent.

Et elles restent.

Pas parce qu’elles ne voient pas.

Mais parce qu’elles ont trop aimé, en sachant très bien.

Et c’est ce qui les rend bouleversantes.

Pas leur faiblesse. Leur clairvoyance affective.

Elles ont mis de la force là où il aurait fallu mettre une frontière.

Et cette force s’est retournée contre elles.

Je me suis souvent demandé comment on peut être autant dans la maîtrise, et pourtant vaciller devant un homme.

La réponse est là.

Dans cette ligne invisible que Claire et Françoise incarnent :

celle où l’on cesse de se battre pour se faire aimer et où l’on commence à s’abîmer pour ne pas être quittée.

 

 

Ce que ce roman dit de nous : pouvoir, justice et vérité fabriquée

 

Il y a dans Les Choses humaines un art de la précision clinique.

Karine Tuil ne se contente pas de raconter une affaire de viol.

Elle dissèque un système de légitimation, où la violence est étouffée sous les apparences, les diplômes, les réputations.

Et elle pose une question terrifiante : que vaut la vérité quand elle dérange l’ordre établi ?

 

Une justice qui ne dit pas ce qui est juste

Le procès est le cœur battant du livre.

Mais ce n’est pas un lieu de vérité.

C’est une scène. Une chorégraphie. Un spectacle.

« On ne saura jamais ce qui s’est précisément passé… Cela restera l’objet de suppositions, de fantasmes, voire de fiction. »

Les rôles sont distribués : la victime doit convaincre. L’accusé doit être crédible.

Mais la justice réelle, celle qui interroge les silences, les regards, les réflexes de domination, elle est absente.

Ce que Tuil montre avec une lucidité brutale, c’est que la justice est traversée de biais, de classe, de langage. Quand un jeune homme blanc, intelligent, sportif, fils d’une élite culturelle, est accusé, c’est sa réussite qu’on protège, pas la souffrance de la plaignante.

« Alexandre est une bonne personne… pour vingt minutes d’action. »

 

Le langage comme arme de légitimation

Tout le livre repose sur la maîtrise du langage.

Jean Farel sait parler. Alexandre sait s’exprimer.

Ils ont le bon ton, les bons mots, les bonnes formules.

Et c’est ça qui les sauve  ou qui les disculpe.

Mila, elle, parle moins bien. Elle est en retrait.

Et dans un monde où le pouvoir se joue dans la parole, celle qui ne parle pas parfaitement est suspecte.

La phrase « vingt minutes d’action » n’est pas qu’une insulte. C’est un outil d’inversion.

Elle transforme un viol en anecdote. Une agression en accident.

Elle montre que celui qui nomme a le pouvoir de redéfinir la réalité.

 

Les médias et les réseaux : une deuxième salle d’audience

Tuil montre aussi à quel point l’affaire ne se joue pas qu’au tribunal.

Elle se joue dans les journaux. Sur les réseaux. Dans l’opinion.

La société contemporaine a inventé un tribunal parallèle : celui de Twitter.

Et il est sans pitié.

Mais il est aussi profondément inégal : ceux qui savent s’y défendre les riches, les éloquents, les stratèges s’en sortent.

Les autres s’effondrent dans le silence ou la diffamation.

 

Le viol comme révélateur de l’ordre social

Le viol n’est pas un accident.

Ce n’est pas une sortie de route.

C’est un révélateur.

Il révèle ce que la société veut taire :

  • Que le consentement n’est pas clair parce qu’on n’a jamais appris à le formuler.
  • Que le doute bénéficie toujours au puissant.
  • Que la violence sexuelle est une structure sociale, pas une dérive individuelle.

Le viol de Mila, c’est celui que tant d’autres femmes ont vécu sans caméra, sans procès, sans phrase choc.

Mais avec la même tentative de disqualification, de minimisation, de retournement.

 

 

Et nous, que faisons-nous de tout ça ?

 

Ce roman ne permet pas de sortir indemne.

Il nous pousse à regarder nos propres biais :

Qui croyons-nous ? Pourquoi ?

Comment avons-nous été formaté.es pour trouver un accusé “crédible” ou une victime “floue” ?

Il nous confronte à notre fascination pour les hommes puissants.

À notre tolérance tacite pour leurs écarts.

À notre silence parfois complice.

Et surtout, il nous rappelle ceci : la vérité ne se donne pas. Elle se construit, elle se conteste, elle se défend.

Je referme ce roman comme on ferme une plaie qu’on aurait longtemps regardée à vif.

 

Il ne m’a pas laissée indemne.

Peut-être parce qu’il parle d’un sujet qui me traverse depuis toujours : la justice.

Pas seulement comme institution. Mais comme obsession intime.

Est-ce un hasard si c’était mon sujet de bac philo ?

Peut-on désirer une justice universelle quand tout, autour de nous, est biaisé, socialisé, hiérarchisé ?

Et puis il y a cette autre question, que je n’ai jamais quittée : autrui.

Qui est-il ? Ne peut-on jamais vraiment le comprendre ? Le croire ? L’aimer sans se tromper ?

Est-ce un hasard si c’était mon thème de culture générale en prépa ? Ou juste la preuve que certaines failles ne nous quittent jamais, parce qu’elles fondent notre manière d’être au monde ?

« Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau.

C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. »

Philip Roth, Pastorale américaine

Je pense à Mila.

À toutes les Mila.

Celles qu’on ne croit pas parce qu’elles ne parlent pas bien, pas assez fort, pas au bon moment.

Celles qu’on abandonne à leurs silences.

Et celles qu’on abandonne à leurs cris.

Et je pense à moi.

En tant que femme.

En tant que mère.

En tant que féministe.

Et j’avoue qu’une peur plus sourde me traverse : Mila, c’est aussi le prénom de ma fille. Ma première.

Et soudain, la fiction devient plus qu’un miroir.

Elle devient une alerte, une ombre qui s’allonge : et si c’était elle ?

Et si demain, elle devait dire sans être crue ? Ou se défendre sans qu’on l’écoute ?

Je pense à Claire.

Je pense à Françoise, la secondaire.

À toutes les femmes fortes qu’on pense inébranlables et qu’on blesse plus facilement parce qu’elles « s’en remettront ».

À toutes celles qui, comme moi, ont un jour été traitées comme « faciles à quitter », « faciles à blesser », justement parce qu’elles étaient résilientes.

Mais être forte n’efface pas la douleur.

Être féministe ne protège pas de l’amour.

Et avoir tout compris ne préserve pas de l’abîme.

« On naissait, on mourait ; entre les deux, avec un peu de chance, on aimait, on était aimé, cela ne durait pas, tôt ou tard, on finissait par être remplacé.

Il n’y avait pas à se révolter, c’était le cours invariable des choses humaines. » Spoiler phrase de fin

Et pourtant…

Je n’arrive pas à m’y résigner.

C’est peut-être pour ça que j’ai écrit « Le monde est injuste, et alors ? »

Parce que je refuse l’acceptation molle.

Parce que comprendre ne doit pas nous empêcher d’agir.

Parce que même si la justice est imparfaite, même si l’amour nous trahit, même si les puissants gagnent souvent, il reste ce que nous décidons d’écrire, de dire, de transmettre.

Les Choses humaines ne sauve personne.

Mais il oblige à voir.

Et pour moi, c’est déjà beaucoup.

 

Les Choses humaines : autopsie d’un viol, d’un monde, du pouvoir, de l’amour, de nous

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